Jour 9. Les raccourcis ne font pas gagner de temps

Ce soir, j’ai failli ne pas faire de billet. Je suis passée à deux doigts de ne rien produire.

J’ai pourtant passé une très belle journée aux archives. Ça a été probablement ma journée la plus productive depuis mon séjour en France.

De retour à la maison, remplie de cette énergie, je me suis dit que j’allais faire un billet du tonnerre et étudier super gros.

Pis, pour des raisons trop longues à expliquer ici, ma soirée a pris le bord.  Là,il est minuit moins une, je me retrousse les manches et je vous produit ce billet.

Je vous rédige cela, car je n’ai pas le goût d’échouer à l’engagement que j’ai pris devant vous, il y a maintenant neuf jours. Je ne veux pas manquer une seule journée.

« Pourquoi est-ce si important ? On va survivre si tu manques une journée! »

Je ne veux pas manquer une journée, car ce défi est une réponse à un échec important que j’ai vécu cet hiver et dont j’ai parlé à très peu de personnes.

J’ai échoué mon doctorat.

Oui, vous avez bien lu.

Je vais le réécrire à nouveau.

Vous êtes prêt-es?

Oui, j’ai…

échoué…

mon…

doctorat.

-Pause-

– Je vous laisse le temps de faire une pause aussi longue que vous en avez besoin pour assimiler l’information –

 

Prêt-es?

On continue.

J’avais honte de le dire. « J’ai échoué mon doctorat ». Car ce n’était vraiment pas le plan de match prévu.

Dans ma cohorte, on disait que s’il y en avait une qui n’échouerait pas, c’est bien moi.

Et qui est la seule à avoir échoué?

Juju.

L’unique Julie La Renarde. Celle qui était censée devenir Dre Juju.

« Mais, mais… tu n’es pas en train de faire de la recherche en archives en ce moment? »

Oui.

J’essaye de continuer. Mais je ne sais pas pour quel diplôme.

Je suis en archives, car j’ai obtenu une belle bourse pour ça.

Mais en ce moment, je ne suis plus inscrite dans aucun programme.

J’étais pourtant très bien partie!

On m’a fait passer directement au doctorat. Ensuite, j’ai décroché l’une des bourses les plus prestigieuses du monde académique! La Bourse Vanier.

Et puis là, la vie m’est rentrée dedans comme un camion de 10 tonnes qui entre dans un magasin de porcelaine. Ça fait beaucoup de pots cassés…

J’ai donc vécu dans un laps de 3-4 ans des événements qui bousculent trois vies.

Je ne suis pas prête encore à étaler publiquement tout ce que j’ai vécu durant cette période et aussi parce que ça implique d’autres personnes que j’aime et des choses très intimes sur elles ainsi que sur moi.

Mais il est clair que lorsque je raconte mon histoire des 3-4 dernières années, la réaction est là-même :

« Comment fais-tu pour être encore debout? »

« Comment as-tu pu rester au doctorat malgré cette tempête infernale? »

Mon doctorat a été le mat sur lequel je me suis attachée pour être capable de résister aux lames de la mer qui auraient pu facilement m’emporter.

J’en ai pris plein la gueule.

J’ai focalisé sur l’essentiel : mes cours.

Mes cours, c’était les gros pots de porcelaine qui étaient le moins abimés. J’ai récupéré les poignées ou les petits morceaux cassés et je les ai recollés.

Un à un.

Je me suis concentrée sur l’obtention de bonnes notes. J’en suis ressortie avec une moyenne de 4,07 sur 4,3. Quand même!

Je me suis dit que réussir mes cours, c’était mettre de l’argent en banque. On ne pourrait pas me l’enlever.

J’ai donc pu remettre mes gros pots et jolis vases sur les tablettes. Ça faisait beau. Je me suis dit que le pire était derrière moi.

Et bien non.

J’ai regardé à nouveau sur le sol et il y avait tout ce gros ensemble de tasses et de soucoupes qui était en mille morceaux.

Ça, c’est ma thèse de doctorat.

Pendant que j’étais attachée au mat pour résister à la tempête, pendant que je réparais les ports cassés, et que je survivais, j’ai complètement négligé tous ces petits morceaux au sol qui devaient former l’essence de ma thèse de doctorat. Ces morceaux qui devaient permettre de discuter de ma spécialisation et de mes années de recherche sur la place publique, autour d’un bon thé, que j’aurais servi dans ces belles tasses qui sont maintenant cassées.

Et tu commences à recoller les morceaux.

Tu regardes cette mer de morceaux qui s’étale devant toi et tu te dis. Par quoi je commence?

Les lectures que j’aurai dû déjà avoir commencées il y a un an ou deux?

Pendant ces années, j’ai traîné mon sujet de thèse sur mes épaules comme une bouée de sauvetage qui m’empêchait de me noyer.

« Tu travailles sur quoi? »

J’avais ma cassette toute prête. Il faut bien que je dise que je travaille sur quelque chose, non?

J’avais donc ce sujet et ma question de recherche. Mais rien de plus! Pas de bagage derrière qui m’aurait permis de défendre mon sujet.

Si on avait creusé un peu, on aurait bien vu que je ne connaissais rien de mon sujet. En fait, je ne savais même pas si c’était réellement sur ça que j’avais le goût de travailler.

Puis les échéanciers sont arrivés.

Mon projet de thèse était bâclé.

J’avais beau avoir tenté le tout pour le tout, mais je n’ai pas pu réaliser en 6 mois ce qui prend normalement 1 ou 2 ans à réaliser.

Mes directeurs, lesquels ont été les plus conciliants du monde durant la tempête, ont été obligés de dire qu’ils ne pouvaient plus me soutenir devant tant de travail qui n’a pas été accompli dans les temps et qui restait à faire.

« Malheureusement, les astres n’étaient pas alignés pour toi dans ce projet », m’ont-ils dit. Avec raison.

On va te soutenir si tu veux faire une maîtrise. Mais on ne peut plus le faire pour un doctorat.

Car il est là le nœud du problème en ce moment. Je n’ai même pas de maîtrise.

Quand on dit qu’une ascension rapide peut entrainer une chute abrupte, c’est vrai.

Je le savais.

J’ai longtemps hésité avant d’accepter le passage direct au doctorat. Quand je suis revenue à l’Université pour faire mon baccalauréat, je m’étais promis d’y aller une étape à la fois.

C’est ce que j’ai fait. Mon baccalauréat a été un succès.

C’est ça le problème quand tu es HPI (haut potentiel intellectuel). On te regarde aller, et on se dit que tu as les capacités d’aller plus vite que les autres. Alors, on t’invite à prendre des raccourcis.

À tous les haut potentiel, je vous préviens:

ATTENTION! IT’S A TRAP!

Oui, c’est un piège en effet, et je me suis fait prendre.

Je le savais pourtant!

Chaque fois que j’ai pris des raccourcis dans la vie, je me suis cassé la gueule.

Je le savais quand on m’a proposé l’accès au doctorat. J’avais 41 ans. Gagner une année ou deux à cet âge, ça valait de l’or. On s’est empressé de me convaincre que j’étais capable.

Mais ça, c’était sur papier. Ça, c’était en théorie. Et la théorie, ça ne tient pas compte des aléas de la vie, de l’imprévisible, du chaos qui peut survenir là où tu t’en attends le moins et te happer de plein fouet.

Surtout, il y a cette capacité à gérer ses émotions. De mon côté, je crains être trop sensible. Je suis incapable de me couper de mes émotions ou de les mettre de côté pour travailler, surtout lorsqu’il s’agit d’un travail passant par l’intellect.

Sur papier, j’avais clairement les aptitudes et capacités intellectuelles pour réussir ce passage direct au doctorat. Mais la vie, ce n’est pas sur papier que ça se passe. Pour plusieurs, et j’en suis, je ne suis pas en mesure de décortiquer les différentes sphères de ma vie et en faire des catégories mutuellement exclusives.

Ceci étant dit, je vous donne mon meilleur conseil dans la vie?

MÉFIEZ-VOUS DES RACCOURCIS

Ils peuvent au contraire faire en sorte que vous vous perdiez en cours de route. Vous prendrez alors plus de temps que prévu pour arriver à destination.

©Kumiho’s stories – ou les 9 vies de Julie La Renarde – Tous droits réservés – MMXIX

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